Quand la Chine implosera
- didier turcan
- 19 nov. 2012
- 4 min de lecture

--- J’ai de bonnes raisons de penser, disait Marco Polo à Kublai Khan, que la Chine est bâtie sur un socle d’argile.
Le Maître leva un sourcil sceptique, ce qui encouragea le jeune Vénitien à poursuivre.
--- De Qingdao à Chengdu, de Kunming à Jinan, des montagnes de la lointaine Xining aux gratte-ciels façon aluminium de Shanghai, la sécession menace. Fières de leur essor, Zhengzhou ou Nanjing n’acceptent plus le joug de Pekin.
--- Mais le pouvoir n’est-il pas, là-bas, assez largement partagé ? objecta l’empereur.
--- Oui, sire, les autorités régionales ont, en apparence, beaucoup de pouvoirs. Mais l’Etat central veille et gouverne les carrières des princes locaux. Lesquels se voient encore aujourd’hui récompensés en accédant à des fonctions nationales qu’ils désirent pourtant de moins en moins. Les dirigeants chinois se trompent. Et le pouvoir de demain se trouve déjà dans les régions et les grandes villes. En Chine comme ailleurs.
Bien calé sur son trône, le Magnanime ne releva pas cette dernière remarque et toisa sans expression son interlocuteur. Puis il reprit :
--- On dit que la Chine est désormais la première puissance mondiale.
--- On le dit en effet, répondit Marco. Mais la très grande majorité de sa population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Combien de temps encore des centaines de millions de Chinois vont-ils regarder se pavaner une élite urbaine qui se proclame volontiers communiste, pour peu qu’on l’y invite, mais qui vit selon les canons du plus ostensible des capitalismes ?
--- Ces masses ont-elles encore la foi ancestrale ? susurra Kublai dans un sourire.
Le Vénitien perçut toute la perfidie de cette question et ne se déroba pas :
--- Les autorités pourraient être tentées de jouer la carte de la religion pour retarder les choses mais le feu continuerait de couver dans ce pays globalement riche, oui, mais individuellement pauvre.
Kublai Khan s’extirpa d’un coup de son royal siège et se tint droit pour mieux dominer encore son interlocuteur qui s’inclina légèrement.
--- Nous sommes là à parler de la Chine, nous devisons, comme tu l’écriras dans quelques années, de cet empire qui s’apprête à dévorer le monde et le monde craint la Chine.
--- Grand Khan, la Chine s’est ouverte au monde et le monde s’est passionné pour la Chine. Plus le monde louera la gloire de la Chine, plus vite il précipitera sa chute. Le monde, et particulièrement l’Occident, sait donner le baiser fatal. Les modes de vie occidentaux génèrent au sein de la jeunesse chinoise cette soif de consommer des produits porteurs d’une culture bien différente. Les jeunes générations issues des classes moyennes veulent désormais s’adonner à des loisirs identifiés jusque dans leurs pays d’origine comme des marqueurs sociaux, le golf, le ski, le nautisme, l’équitation. Autant d’activités qualifiées il y a seulement quelques années de pratiques bourgeoises et décadentes. En réalité, le poison est déjà dans le fruit et produit doucement ses effets. Que valent encore le dogme et l’uniforme confrontés au chatoiement des étoffes de la mode venue de Paris ou de Milan, aux parures équivoques qui rendent les jeunes femmes désirables, bref à tout ce qui donne de la couleur au vent ?
Le Maître semblait contrarié. A présent assis négligemment sur l’avant de son trône, il restait silencieux, ne sachant quoi penser des propos de ce trop savant jeune homme qui lui faisait face.
--- Ta vision de la Chine me semble rétrograde, lâcha-t-il. Les Chinois se nourrissent à leur manière et à leur rythme du progrès des autres nations. Ils sont les chasseurs, ne l’oublie pas. Ils n’ont simplement pas encore besoin de cette liberté dont se gargarisent tant les peuples des pays développés.
--- Ils ne pourront plus encore longtemps faire sans cette liberté, Altesse. C’est écrit. Et la liberté arrachée par leurs sujets aux dirigeants chinois va drainer quantité de contre-pouvoirs dans les provinces, dans les villes on l’a vu mais aussi au sein des entreprises. Ces entreprises que les Chinois auront eu l’imprudence de laisser s’installer sur leur territoire et que les entreprises locales imiteront. Il y a quarante ans, d’autres pays de ce continent asiatique, alors en plein développement économique, tout aussi insolent, ont été fauchés par cette liberté. Demain, personne ne reprendra plus sa liberté à un milliard et demi d’individus.
La porte à double-battant de la salle du trône s’ouvrit tout entière sans que personne parût. Signe que l’entretien touchait à sa fin et que le visiteur allait devoir prendre congé. Kublai Khan reprit pourtant :
--- Tu parles de l’Asie que, de toute évidence, tu sembles connaître bien. Mais la Chine n’est-elle pas appelée à devenir le leader incontesté d’une grande confédération régionale ?
--- On dit aussi cela en effet, soupira Marco. Mais l’environnement international de proximité de la Chine lui est hostile, Maître. Vos conseillers ne peuvent pas l’ignorer. Au sud-ouest, l’Inde, le grand rival, est un pays dont la culture, l’éducation et même les traditions sont plus appréhendables par le reste du monde. Au nord-est, l’ennemi de toujours, le Japon, est déjà très fortement occidentalisé. Les pays du sud peuvent être des alliés de circonstance mais sont peu fiables en réalité. Lequel parmi ces pays voisins de la Chine verserait une larme de compassion ou se sentirait menacé si la Chine venait à trébucher ? Non, aucune intégration politique ou économique sérieuse n’est avec eux envisageable. La Chine est seule. Et elle le sait.
L’empereur gratifia son visiteur d’un dernier sourire :
--- Dès demain, tu repartiras voyager pour moi. Je prendrai grand soin de méditer notre conversation. Mais dis-moi, que répondrai-je à mes ministres qui me recommanderont de me méfier de tes récits en soulignant que ton opinion est celle d’un homme qui prend le frais le soir sur le seuil de sa maison ?
--- Celui qui commande au discours n’est pas celui qui le tient mais celui qui l’écoute et qui trouve en lui quelques éléments de réponses à ses innombrables questions.
--- La seule question qui m’importe et m’obsède est celle-ci : mon empire retrouvera-t-il un jour son éclat d’autrefois et, si oui, quand ?
--- Quand la Chine implosera Grand Khan. Quand la Chine implosera.
turcan@covos.fr
image: Yue Minjun, Between Men and Animal, 2005
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