Saint-Brieuc ville ouverte
- didier turcan
- 19 sept. 2018
- 5 min de lecture

En cet endroit, par une nuit de légende, les mâchoires impitoyables d’un orage de grêle ont arraché d’un coup sec tout un morceau de côte. L’antique front de mer vénète exhibe ostensiblement la trace de la morsure qui lui fait aujourd’hui cette plaie à angle droit.
De populaires sagas locales relatent encore l’événement et, tous les dix ou vingt ans, le récit s’enrichit d’une péripétie nouvelle.
Au fond de la baie, célèbre pour l’ampleur de ses marées, se dresse une ville où se croisent depuis toujours artistes et oiseaux migrateurs. Ils ne restent là que quelques jours mais ils reviennent régulièrement. Les uns fabriquent des nids, les autres, des festivals. Toutes choses éphémères. Ils font chanter les arbres, les rues, les pierres et, en partant, ils laissent derrière eux un pavé nostalgique, un peu plus lourd encore de leurs échos.
Sous l’emprise du décor minéral qui les entoure, et dont elles semblent n’être qu’une réplique à peine plus ordonnée, les villes bretonnes répugnent à sortir de leur réserve atavique et Saint-Brieuc, la discrète, la taiseuse, n’échappe pas à la règle.
Mais la métamorphose d’une ville se fait parfois subtile. Le lifting d’une façade, le timide aménagement d’une place, cette rue qui soudain s’anime ou cet espace délaissé qui devient l’objet de toutes les attentions d’une poignée de riverains sont autant de transgressions ordinaires, de marqueurs de confiance qui interpellent d’abord, séduisent, puis attirent de nouveaux talents. Alors, doucement, la ville sort de son anonymat.

La Passerelle, place de la Résistance, le cœur de la vie culturelle locale. Un nouveau directeur de la programmation vient d’y être nommé. La presse régionale s’est emparée de l’événement, présenté comme une prise de guerre. Débauché d’un prestigieux établissement de Bordeaux Métropole, l’intéressé a très vite été séduit par le projet artistique de l’équipe exploitante, rajeunie et gorgée d’ambition. Voguer vers plus d’indépendance est un objectif qui impose d’augmenter la part des recettes propres du théâtre. Cette volonté, clairement proclamée, passe par des choix de palette diversifiés et la mise en place d’une politique favorisant l’accès accru des espaces à tous les publics. Scène nationale ou pas, il doit éclore ici un lieu de vie inédit. Le déjeuner prévu au premier étage de l’Air du Temps avait-il ainsi deux objectifs : figer sur ces bases la nouvelle collaboration, pleine de promesses, et initier le nevez à la poêlée de noix de Saint-Jacques sur gâteau de pommes de terre à l’andouille de Guémené. Redoutable.
Comme nombre de villes moyennes en quête d’une identité nouvelle, Saint-Brieuc a épuisé les ressources de plusieurs de ces nouveaux managers, jeunes ou moins jeunes, au parcours incertain, spécialisés dans la revitalisation des centres - villes. Leurs recettes sont aujourd’hui bien connues qui vont de la valorisation du patrimoine culturel local à la création de nouveaux emplacements de parkings. Mais nul d’entre eux, jamais, n’anticipe l’irruption sournoise dans le paysage de ces nouveaux arrivants, sortes d’aventuriers un peu illuminés, un peu intrigants, simples convoyeurs de folklore ou d’exotisme pour les uns, éclaireurs ou précurseurs pour les autres. Personne ne peut dire ce qu’ils fuient mais ils sont là et forcent tranquillement la place.
Avec eux prennent corps d’heureuses audaces comme l’ouverture de ce bar à céréales rue Saint-Gouéno. Le concept, testé pendant quatre mois sous forme de boutique-starter, a pris racine un peu plus loin rue Houvenagle. Son propriétaire, un hipster débonnaire qui se décrit sans se lasser comme un « cereal killer », fait mystère de ses origines. Son univers culinaire est fait de beurre de cacahuètes, de lait d’amande, de bols de céréales à la cannelle ou de chamallows au coulis de caramel. Pour connaisseurs.
La Sicilienne. C’est le nouveau surnom de Saint-Brieuc qui, étrangement, se répand peu à peu parmi les commerçants du centre depuis que Nunzio, le truculent pâtissier de la place Saint-Guillaume, originaire de Catane , a découvert que le plan de la ville avait une forme semblable à celle de son île natale.
– Je m’en suis aperçu en arrivant ici et en demandant mon chemin à un passant. Mais croyez moi ou non, confie-t-il équivoque, si je suis là, ce n’est pas un hasard.
Nunzio se veut volontiers prophète et proclame la fin prochaine des centres commerciaux hors les murs à l’origine, selon lui, de tous les maux de la ville.
– Ils vont disparaître comme ils sont venus, affirme-t-il. Vous vous rendez compte ? A présent, ils cherchent à recréer l’atmosphère des coeurs de ville… Un comble quand on sait qu’un centre-ville authentique, ils en ont un qui se désole à trois kilomètres de là !
L’arrivée d’un barbier dans un local vacant de la rue de Rohan avait au départ surpris bien du monde. Mais la personnalité de Sullivan, un Ecossais sans prénom connu, eût tôt fait d’emporter l’adhésion du plus grand nombre. La vitrophanie qui dévore toujours le tiers de sa devanture proclame, superbe, « SULLIVAN BARBER SHOP » et en plus petit « tout pour la barbe et la barbe seulement ». Sullivan professe l’ultra spécialisation en son domaine et ne manque jamais de déplorer l’amateurisme de ses confrères commerçants ou artisans qui veulent, selon lui, « trop embrasser sans étreindre » . – Je ne touche pas au cheveu, prévient-il, et j’effleure à peine la moustache.
Sullivan est un homme prudent. Il se vante d’avoir réalisé, avant son installation, une petite étude de marché qui confirmait sans l’expliquer l’accroissement conséquent, depuis quelques années, du nombre de barbus dans les Côtes d’Armor. Une bonne raison de poser là son bagage.
Adepte roué du marketing, il projette le lancement sous peu d’un grand rassemblement de barbus et fiers de l’être qui viendraient des quatre coins de la Bretagne et des îles britanniques, à l’exemple de celui annuellement organisé dans les faubourgs de Dundee, la ville où il a grandi. Trois jours de festivités diverses en perspective.
– Je me sens chez moi ici, affirme Sullivan même s’il avoue avoir cru, dans les premiers temps, que les communes voisines de Plérin, La Méaugon, Ploufragan et Iffiniac étaient des noms inventés au fil des conversations.
Entre le port du Légué et la cathédrale Saint-Etienne, un hôtel arty vient d’ouvrir. Son jeune directeur y développe un concept d’hôtellerie dans la ville et organise pour ses clients des parcours urbains qu’il accompagne lui-même. Adepte des déambulations sensibles, toujours à l’affût des ambiances vernaculaires, il a conçu des parcours de nuit en s’assurant la collaboration sans faille des préposés à l’éclairage public. Pour que la ville se montre sous ses meilleurs aspects et laisse conter le récit de ses maisons à pans de bois.
Au retour, à titre de présent, il remet à chacun un pinceau en poil de martre de chez Bullier, tout près d’ici, rigoureusement identique à ceux qui ont doré le dôme des Invalides à Paris.
Une manière de remercier ces voyageurs, non pas d’avoir dormi une nuit à Saint-Brieuc mais d’avoir, pendant une heure ou deux, accepté de l’habiter, en passant.
turcan@valauval.fr
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