Du côté de Trieste
- didier turcan
- 3 mai 2017
- 4 min de lecture

Piazza Carlo Goldoni, un passant en aborde un autre :
- Bonjour, vous aussi vous êtes fou ?
Le second, impavide :
- Sans doute, Monsieur mais je ne le sais pas. Bonjour.
Trieste, la première, a osé faire tomber les murs de son asile psychiatrique et proposé, comme remède à la folie de certains hommes leur liberté, parmi les autres. Le modèle a depuis lors été repris par de nombreuses villes de la péninsule faisant ainsi d’une hérésie, à l’origine, une sorte de psychiatrie séculière.
C’est sans doute la rigueur de la bora, un vent boréal, glacial et violent, qui a forgé le tempérament des Triestins, si peu Italiens.
Entre mer et montagnes du Karst, dans le golfe de l’Adriatique, à la porte des Balkans. Voilà pour la situation géographique de cette ville qui en résume toutes les particularités.
Malmenée par l’Histoire, il s’en est fallu de peu que Trieste se retrouvât yougoslave puis slovène. Elle coule aujourd’hui une existence sereine, provinciale et s’efforce d’oublier un passé tourmenté.
Quand on évoque Trieste, il est d’usage de citer tous les écrivains célèbres qui ont séjourné ou vécu dans cette ville qui sent le café. Ils sont encore nombreux à venir y puiser la matière de leur inspiration et elle, bonne muse, leur abandonne à chaque fois quelques lambeaux de son âme qui les rendront immortels.
Trieste. Une ville aussi lumineuse que secrète. On s’y invente mille et un parcours qui toujours ramènent à la fontaine des Quatre continents sur la piazza Unità d’Italia, grande ouverte sur le golfe. Cette ville envoûte ses visiteurs. L’un d’eux, Veit, est né dans le Bade-Wurtemberg. Il est un auteur reconnu de romans policiers. Un court séjour à Trieste a suffi pour qu’il en tombe follement amoureux et décide de s’y installer. Depuis, toutes les intrigues qu’il imagine se déroulent exclusivement ici. Il sait toutes les légendes de la ville et en invente régulièrement de nouvelles à la grande satisfaction de ses lecteurs. Personne avant lui n’avait osé concevoir le kidnapping de l’un des symboles les plus forts de Trieste, la très controversée statue de l’impératrice d’Autriche Elisabeth de Wittelsbach, alias Sissi, sur la piazza della Libertà. L’idée avait prospéré dans le cerveau illuminé de l’un de ces fanatiques que la Mittel Europa fabrique périodiquement et qui ne supportait pas que la mouette de Vienne fût plus longtemps encore séparée de son époux, François-Joseph, lui-même à jamais figé dans le parc de Burggarten sur les bords du Danube. A chacun ses combats. Le récit que Veit fit de cet épisode provoqua un afflux de touristes, éternels et impénitents amateurs de clichés souvenirs. Trieste aime tant qu’on lui raconte des histoires que les écrivains disparus se mêlent encore à la foule, via Dante Alighieri ou piazza Attilio Hortis. Ils sont une présence rassurante quand la marche en oblique reprend, par gros temps, dans les rues de la ville. Trieste ne se résout pas à oublier ceux qui lui ont rendu hommage. Reconnaissante, elle leur ménage une place de choix dans leur éternité de bronze ou de granit gris, au milieu de tous ceux qui restent et se souviennent. Veit ne se lasse pas de le rappeler, Trieste vaut moins d’être connue pour son Canal grande ou ses palais néoclassiques que pour l’exceptionnel registre de vibrations et d’émotions qu’elle propose au promeneur, de la cathédrale San Giusto, sur la colline du même nom, au faro della Vittoria, au-delà des chênes rouvres. Et qu’importe l’ivresse de l’errance qui éloigne un peu de la ville, sur le chemin du Château de Miramar, lieu des avant-derniers souffles, si la journée se termine au Da Primo, l’une des plus accueillantes tables locales, autour d’un risotto aux crevettes arrosé de Tokay.
A quelques rues seulement du plus célèbre café de Trieste, le caffè San Marco, rue Cesare Battisti, s’est ouvert un nouvel espace de restauration qui fait parler ses tables de bois blond. Chacune d’elles porte, gravés en tous sens, d’innombrables citations, aphorismes, extraits de poésie et autres phrases de roman devenues célèbres. Le plaisir y est alors récurrent de voir les cous des nouveaux clients se tordre de mille manières avant de passer commande. Veit, ce jour-là, choisit innocemment de retenir cette pensée qu’il se plut à lire à haute voix :
- « la lumière éteinte, toutes les femmes se ressemblent », une affirmation qui serait très mal vue aujourd’hui, souria-t-il, mais ne peut-on pas tout pardonner à Casanova, le maître de l’amour ?
Aux confins de tant de nations, de cultures et de destins, la ville qui a vécu toutes les influences, a fini par parler plusieurs langues. Chacun peut se trouver ou se reconnaître à Trieste, petite ville-monde. Malgré un sentiment trop souvent répandu, Trieste n’est pas mélancolique, simplement elle va son chemin, tranquille, à son rythme et à l’image de son tramway. Elle entend bien ne jamais se soumettre aux trépidations de l’ère moderne qu’elle accueille, il faut bien le reconnaître, sans excès d’enthousiasme. Trieste, consacrée première ville italienne pour sa qualité de vie il y a quelques années, est toujours férocement jalousée par les autres villes de l’Adriatique. S’il faut en croire un dicton dalmatien, visiter Trieste serait un premier pas vers l’infidélité.
Du côté de Trieste, l’Italie tempère ses ardeurs latines qu’elle mâtine de tempérance slave et de rigueur austro-hongroise. Une manière de synthèse qui rappelle que Trieste est peut-être bien le chaînon qui manque encore au cœur de l’Europe.
turcan@valauval.fr
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