La ville repeinte
- didier turcan
- 11 sept. 2017
- 4 min de lecture

Borian parlait vite, parlait bien et parlait italien.
- Moi, ce qui m’intéresse dans les villes, c’est leur avenir et la manière dont elles s’y préparent. Elles sont trop souvent perçues comme témoins de leur passé. Et la ville à l’œuvre, la ville en cours, est méprisée. L’innovation dans l’espace urbain, tu l’auras remarqué, est d’instinct ressentie comme une intruse, toujours hostile. Et la seule question qui compte est celle-ci : comment digérer le monstre et le fondre dans le paysage académique d’un quotidien familier qui rassure ?
Tirana. Borian y est né, y a grandi et même s’il a choisi d’exercer son métier de vidéaste plus au nord de l’Europe, il se réjouit de la voir, enfin, s’ouvrir au monde.
Le propos venait d’être tenu entre deux bouchées d’un croissant préalablement trempé tout entier dans un double café-crème. Arrivé très tôt le matin par le premier vol en provenance de Bruxelles, Borian expliquait doctement qu’ il avait fallu un geste fort pour éveiller cette capitale sans prestige des Balkans, plongée jusqu’alors dans la pénombre, à défaut d’éclairage public.
La terrasse du bar- restaurant, situé en tête d’îlot à l’intersection de l’avenue Durrësit et de la rue Mine Peza offrait de partager un peu de la fraîcheur procurée par un couple de cyprès plantés là tellement proche l’un de l’autre que leurs branches formaient une canopée très convoitée pendant l’été.
Borian poursuivait. Au lendemain de la dictature communiste qui avait étreint le pays durant de trop longues années, Tirana était devenue une ville grise, triste et déprimée. Quelques hommes se sont chargés de lui donner de la couleur. Mettant à profit le programme de rénovation de plusieurs bâtiments publics, ils conçurent une entreprise de relookage inédite et provocatrice imprimant sur les façades des compositions colorées et lumineuses.
Lorsque les premiers échafaudages étaient apparus dans la ville, les Tiranais se dirent qu’enfin il était temps d’intervenir sur ces bâtiments dont le mortier s’effritait et prenait l’aspect d’une pâte feuilletée.
- Edi était peut-être le maire de cette ville mais il était fou, c’est pour ça qu’on l’a nommé premier ministre, rigolait Borian. Tu aurais vu la tête des habitants quand on a enlevé les bâches. C’était sûrement la première fois qu’ils voyaient des immeubles multicolores !
Vrai. Les fenêtres des façades se perdaient au milieu de figures géométriques variées et chamarrées. Des blocs entiers, hier encore des plus sinistres, semblaient à présent annoncer quelque improbable carnaval d’aplats vert menthe à l’eau, mauve parme, rose bonbon ou jaune canari. Passé le moment de surprise, les avis sur l’œuvre d’ensemble oscillaient entre le maquillage et le badigeon.
Résolument promu comme le sujet de conversation préféré des habitants, la ville repeinte devenait un formidable vecteur de communication. D’accord ou pas, les Tiranais se reparlaient. Il fallut plusieurs mois avant de comprendre que c’était là, exactement, l’objectif poursuivi.
Les touristes arrivèrent alors en nombre, appareils photos en mains. Des artistes urbains accoururent des quatre coins de l’Europe dans l’espoir d’être associés à de nouveaux projets.
L’initiative d’origine avait des airs de pari perdu mais elle était devenue le symbole coloré du renouveau d’une capitale misérable. Les esprits s’enflammèrent. Plus aucune rue de cette ville ne serait désormais épargnée. La couleur gagnerait même la banlieue. Les façades d’immeubles qui n’avaient pas encore eu le temps de vieillir mal seraient repensées sur le mode bariolage. Les propriétaires privés étaient invités à participer à la fête. Assurés, de manière toute relative, de demeurer maîtres des enluminures, ils se soumettaient à l’enthousiasme débordant, soucieux d’éviter toute déviance. De quoi ranimer de très mauvais souvenirs.
Les autorités avaient prévenu. Bientôt, on parlerait de Tirana comme d’une ville exubérante et fière de l’être, offrant à tous un spectacle polychrome inédit en Europe. « Autant de façades, autant de tableaux », répétait le maire.
- Il a bien fallu recadrer tout cela, reprenait Borian. Et fixer quelques règles pour empêcher les dérives qui s’annonçaient. C’est pour cela que je suis là. Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse un jour me demander de normer la création. C’est pourtant bien ce que je suis venu faire.
La très ombragée rue Myslym Shyri. Le bureau de Borian se trouvait au rez-de-chaussée d’un petit immeuble, coincé entre une maroquinerie et une agence immobilière. Plusieurs personnes l’attendaient.
- Tu vois, poursuivait-il, cette rue a été épargnée par notre délire pictural. Elle le restera, j’y veille. On se croirait à Aix-en Provence. Enfant, j’y venais souvent et je me disais qu’un jour j’y habiterai. Le rêve s’est presque réalisé. Bonne visite de ma ville. Et n’oublie pas, akoma me shume per Tirana !*
C’est une artiste française qui a réalisé la façade du boulevard Shqipëria e Re pendant qu’un prestigieux confrère danois s’acquittait un peu plus loin d’un remarquable trompe-l’œil géométrique. Les talents d’un artiste britannique et ceux d’un plasticien allemand ont été mis au service de plusieurs réalisations au cœur de cette ville qui se visiterait bientôt comme un musée. Petite leçon de politique ou l’art au service de la stratégie. Bien lasse de frapper à la porte de l’Europe, Tirana a très malicieusement su faire venir l’Europe à elle.
*Il faut aller plus loin pour Tirana
turcan@valauval.fr
Image: Anri SALA, Dammi i colori, 2003, couleurs, son, 15 min 27 secondes. Courtesy de l'artiste de la Galerie Chantal Crousel, Paris
© Anri Sala




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