Les promesses de Bucarest
- didier turcan
- 3 mai 2018
- 4 min de lecture

Elle se fait déposer en tenue de jogging chaque matin à l’intersection des rues Marinescu et Bagdasar. Descendu d’un second véhicule un homme, vêtu d’un survêtement bleu austère, lui emboîte discrètement la foulée. Elle traverse la place Eroilor, entièrement réaménagée, déplore intérieurement l’invasion croissante du quartier par la publicité et emprunte la rue Grigore Romniceanu qui descend jusqu’au stade. Un jour sur trois, elle s’arrête quelques minutes à l’Infinitea pour son premier thé matcha de la matinée. Parvenue rue 13 septembrie, elle se présente devant le portail d’entrée du Palais du Parlement et remonte dans sa voiture pour en franchir le seuil en habituée.
Raluca Turcan est députée de la circonscription de Sibiu, ville du sud de la Transylvanie. Economiste reconnue, elle anime depuis quelques mois un petit groupe de parlementaires soucieux de promouvoir l’image européenne de la capitale roumaine. Un court voyage à l’ouest aura suffi pour l’en convaincre : Londres, Paris ou Berlin n’ont pas une mauvaise opinion de Bucarest, simplement elles n’en pensent rien. Dans le sillage d’un programme d’actions touristiques initié par la municipalité, il devenait urgent de projeter enfin dans leur avenir les deux rives valaques de la Dâmbovita.
Un rien sceptiques au départ, les premiers invités étrangers l’ont admis sans réserve. Marcher dans une ville fluidifie la pensée. Le guide local était passionné, catégorique et amoureux. Il n’est pas besoin de marcher très longtemps dans Bucarest pour qu’elle entame un nonchalant striptease et révèle à qui veut ses multiples facettes. Capitale, Bucarest l’est à plus d’un titre. Elle porte en elle, à travers ses usages et les comportements de ses habitants, tout le récit d’un peuple. Chaque roumain est chez lui dans cette ville et s’y retrouve sans peine. Le musée du Paysan roumain, avenue Kiseleff, est là pour rappeler que Bucarest est bien l’avatar urbain des paysages, des forêts, des prés et des lacs qui l’entourent. Ville sensible par excellence, Bucarest devient pour ses visiteurs une ville évidente.
Pionnière du tourisme alternatif qui fait aujourd’hui l’objet d’une abondante communication, Bucarest entend surprendre. Plusieurs places ont été reconfigurées, des immeubles entiers du centre ont été contraints à un lifting express mais soigné et chacun s’attend à quelques audaces architecturales dans les prochaines années. Le discours est à présent rôdé et rappelé à l’occasion de chaque réunion tenue boulevard Libertatii ou boulevard Regina Elisabeta.
La dernière en date s’est ouverte sur cette singulière profession de foi. A Bucarest aujourd’hui, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’avenir de la ville se devine dans ce que l’on en ressent et son destin s’y lit dans les intervalles. Il n’est pas tant demandé aux architectes et aux urbanistes d’être de purs créateurs que de se laisser inspirer par la magie des lieux qui leur sont confiés. L’ambiance, ici, précède le bâti mais nul ne doit oublier que tout ce qui est à peine construit est déjà périmé. L’œuvre édifiée, même celle se revendiquant de la plus pure création contemporaine, porte la marque indélébile du passé. Et tel édifice hypermoderne fraîchement inauguré peut bien être source d’inspiration mais en aucun cas un modèle à reproduire. Voilà tout le monde prévenu.
En attendant, Bucarest vit encore sur quelques valeurs qui ont fait leur preuve. Les verrières vertes et jaunes des passages de la vieille ville proposent encore à toute heure une atmosphère particulière et recherchée. Et l’ambiance olfactive des lieux y est toujours assurée par quelque volute de narguilé émanant d’un café oriental jamais très loin. Mais Lipscani, le quartier branché de la capitale, peine à présent à assumer son statut de locomotive et se voit déjà concurrencé par des lieux sans passé mais plus attractifs, plus vibrants et surtout, plus jeunes.
Bucarest s’enorgueillit de compter en ses murs un nombre impressionnant d’espaces et de lieux culturels qui jouissent, tous, d’une foisonnante programmation artistique. Mais l’art n’y est plus confiné dans les seuls musées et galeries. Il flambe dans ses rues et se répercute, insolent et provocateur, jusque sur les stucs vieillis des maisons patriciennes de la rue Victoriei où mille et une références ont façonné la légende du Micul Paris, le Petit Paris. Malgré de nombreux emprunts à d’autres styles musicaux, le visiteur hésite toujours à prendre le manele au premier degré. Qu’importe, celui-ci roule plus que jamais dans la nuit de la ville et anime les lieux festifs les plus courus. Du côté de l’Athénée, fierté locale inaltérable, de jeunes compositeurs travaillent plus discrètement à l’avènement de la nouvelle rhapsodie.
Il est vingt deux heures quinze. Raluca sort du Palais après une journée pleine de réunions, pleine de postures, pleine de phrases prononcées en cette langue roumaine aux quatre cinquièmes d’origine latine. Pas sûr que sa cause ait aujourd’hui beaucoup progressé. Il fait déjà nuit sur Bucarest. Trop tard pour un dîner chez Jo Haddad et ses recettes méditerranéennes appliquées aux produits de la Mer Noire. Son chauffeur l’attend et comme tous les soirs elle partagera avec lui, sur le chemin du retour, son rêve de voir bientôt le pays s’arrimer de manière décisive à l’Europe instituée et sa conviction que Bucarest, la très contemporaine, tiendra là un rôle majeur.
turcan@valauval.fr
Image: Pasajul Victoria, "umbrella street", Bucarest
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