L'îlot Duhamel
- didier turcan
- 22 déc. 2019
- 5 min de lecture

Comme le dernier front.
La Route de Vaugirard est aujourd’hui un axe départemental très fréquenté qui longe ce bras de Seine contenu entre les îles Saint-germain et Seguin et la rive gauche du Bas Meudon. Sur deux cents mètres à peine s’y succèdent une douzaine de constructions fatiguées, éventrées, vestiges ultimes des deux siècles passés, seulement animées désormais d’une vie en pointillé. Le temps leur a conféré une apparence de décor de cinéma ou d’illustration pour bande dessinée. Elles sont riches, chacune, de mille histoires. A présent, elles attendent, résignées, qu’on décide de leur sort.
Il faut bien l’admettre. Les lavandières ne reconnaîtraient plus guère leur faubourg. Aux maisons individuelles de l’autre rive arborant un design contemporain militant répondent aujourd’hui de ce côté du fleuve de clinquants ensembles de bureaux aussi froids le jour que brillants la nuit. Et au beau milieu de ce tableau suffisant, une sorte de Machu Picchu altoséquanais qui s’excuse d’être encore là mais n’attend rien d’autre, en vérité, qu’être réparé, rafraîchi et rénové.
La visite commence au n° 13 de cette route. En retrait, passant presque inaperçu, se dresse, placide, un pur joyau néo-classique, la Folie Huvé, du nom de son architecte, Inspecteur des Bâtiments du roi sous Louis XVI. La pelle « Patrimoine de Meudon », à l’entrée de la propriété, attire l’attention du visiteur sur l’avant-corps en rotonde de la demeure surmonté de sa frise en

terre cuite représentant le « Triomphe des Arts ». L’information est utile qui rend intelligent le regard des curieux. Classée aux monuments historiques, cette folie se sait intouchable et ne redoute rien pour elle-même. Simplement, elle médite et s’interroge, anxieuse, sur son environnement futur.
Au 13 bis, les commerces ont fermé depuis longtemps leur porte. L’immeuble, pourtant, est encore intact et dresse fièrement ses trois étages de briques rouge orangé. A l’angle, sur le pilier près de l’entrée, cette plaque dont il faudra prendre grand soin : « Ici habitait DUHAMEL. Mort pour la France en déportation ». Qui donc écrira, un jour, l’histoire de cet homme sans prénom ?
Le 15 est à présent un espace en chantier. En projets : des logements collectifs, une crèche, des commerces. Une autre vie en perspective. Une promesse de destins nouveaux.
L’immeuble a été abattu, à l’emplacement du n° 17, sans avoir vraiment laissé d’empreintes dans les mémoires. Le panneau est bien visible qui désormais proclame : « Ici, nouvelle réalisation. Du studio au 5 pièces ». Là aussi, on arrive bien tard. Au second plan, une grande bâtisse un peu terne prépare ses trois étages à l’idée du gibet. Elle a des airs de marquis désargenté dont le soulier à boucle mal ajusté révèle un trou dans la chausse. Sans trop y croire, elle se réfugie derrière son élégant auvent en éventail soutenu par quatre piliers. Le rappel d’une époque où l’on ne sortait pas de voiture à découvert et une manière, comme une dernière chance à saisir, de convaincre qu’elle peut encore plaire.
Le n° 19 est un petit immeuble de deux étages. Le temps, sans pitié, a fait son œuvre. Ses murs sont lézardés et sa façade ridée. En son pied, comme un clin d’œil, le bureau-boutique d’un architecte d’intérieur. L’immeuble du 21bis élève sur trois étages sa façade de brique industrielle. A son front, cette enseigne à même la pierre encore visible « Beurre, fromages, œufs de toute provenance ». Au rez-de-chaussée, sans qu’aucun dessein ferme ne les ait sélectionnés, un marchand de scooters côtoie un magasin de décoration.

Au 23 se trouve peut-être l’immeuble le plus intrigant de l’ensemble. Par la grille de son porche, quasi intacte, on découvre toute la profondeur de sa cour étroite. Avec ses balcons en fer forgé, de part et d’autre, elle prend des airs de patio andalou. De quoi nourrir l’inspiration d’un homme de l’art en charge de sa restauration.
Le bar- restaurant « La petite auberge » se trouve au n°25, à l’angle de la route et de la rue
Hélène Loiret. Sans doute a- t-il été l’œuvre d’un caricaturiste. C’est en cet endroit que se réunissaient les résistants communistes locaux pendant la seconde guerre mondiale. Et en ces lieux qu’ils conspiraient. Ils ont tous cru au matin. Un bien funeste destin les attendait.
Le 29, lui, a perdu sa façade. Son voisin, au 31, propose, en lettres à demi effacées, ses chambres meublées. Une promesse qui ne saurait, pour le moment, être raisonnablement tenue.
Puis au n° 33, une maison de poche couleur taupe sur un étage à l’enseigne « Les caves du Bas Meudon » : un relais aguicheur sur la route de Versailles.
Enfin, il ferme la marche au n° 35. Un bijou. C’est un petit hôtel particulier qui surprend à cet endroit. Il attire le regard par ses tons pastel et sa baie arrondie à balcon droit, démesurée, qui

dévore presque tout le second étage. De quoi susciter chez le passant l’envie de savoir qui peut bien occuper les lieux et ce qui peut bien s’y tramer. L’hôtel est cousu de fenêtres en façade et sur le côté. Par beau temps, on l’imagine transi de lumière.
Il est accolé aujourd’hui à un jeune immeuble de bureaux bien dans son époque qui, soucieux sans doute de rendre hommage à son aîné, s’est fort heureusement inspiré de ses proportions.
Venant de Paris, il est impossible de s’arrêter sur la route de Vaugirard. Quelques secondes suffisent pourtant. Le pouvoir d’envoûtement de l’îlot Duhamel agit vite sur l’automobiliste, un instant distrait, qui revient peu de temps après sur les lieux comme simple piéton pour s’assurer qu’il est bien sous le charme. Confirmation obtenue, il se met à rêver d’un accès libre et direct à la Seine pour cet héritage bâti qui transfigurerait la partie est de la berge.
Sans doute l’ignore-t-il mais de temps à autre, quelques voix s’élèvent dans la commune pour suggérer un débat sur l’avenir de cette départementale et sur les aménagements souhaitables.
«Vous n’y pensez pas. Que diraient nos amis du Conseil Général ? Nous sommes bien obligés de faire avec cette autoroute urbaine. Non, non, l’idéal serait simplement de la rendre invisible et insonore » répond le jeune maire dans un sourire énigmatique et amusé.

L’idée pourtant est récente qui fait son chemin d’interrompre pour la première fois et pendant deux jours, à l’occasion de la Fête en Seine, toute circulation sur la route depuis son rond-point d’origine jusqu’à la rue de la Verrerie et qui deviendrait pour quelques heures un vaste espace de liberté et de déambulation.
En soirée, une passerelle et des gradins seraient promptement édifiés depuis le chemin de halage face à l’îlot et sur toute sa longueur. Des images du passé, fixes ou animées, réelles ou fictives, puisées aux meilleures sources iconographiques y seraient projetées.
Puis une mise en lumière façon Kersalé de chacun des bâtiments du site viendrait en révéler tous les détails, les cicatrices et les secrets. Eprouvant ainsi l’intuition d’un futur possible par une meilleure compréhension des lieux. Car la fête ne serait là qu’un prétexte parfaitement assumé et la démarche ouvertement militante en vue de la préservation de ce théâtre de pierre oublié.
Le cheminement viserait moins à conserver de vieux murs au nom d’une mémoire culturelle injonctive que de profiter de la patine miraculeusement acquise par cette exceptionnelle collection debout qui crée en cet endroit une ambiance unique et nulle part ailleurs reproductible.
Favoriser, le cas échéant, la conception d’un projet de restauration parfaitement compatible avec un programme avoué de gentrification.
Permettre l’intégration de l’îlot Duhamel dans le patrimoine actif et attractif local.
Et faire de ce morceau du Bas-Meudon, pardon, de Meudon-sur-Seine, une manière d’outre-ville.
turcan@valauval.fr
Crédit photos © Edgar V.
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