Repères dans la ville
- didier turcan
- 3 avr. 2017
- 4 min de lecture

Penser la ville par l’art.
L’idée n’est pas neuve. L’intervention de l’artiste dans la ville grecque ou égyptienne remonte à 3 000 ans. Aujourd’hui, les fontaines Wallace ou les entrées de métro d’Hector Guimard font partie intégrante du paysage urbain parisien. Et depuis longtemps le Marchand de masques d’Astruc ou la Femme qui marche vers le ciel de Borofsky sont des repères identifiés comme autant de lieux de rencontres au Jardin du Luxembourg ou à Strasbourg. De retour d’un long séjour à Anyang, en Corée du sud, Vitteaux, une soucoupe non-volante de cinq mètres de diamètre marque à présent la sortie de cette commune de la Côte-d’Or dont elle a pris le nom.
L’art est un fabricant de ville. Le dialogue entre l’urbaniste et l’artiste stimule le potentiel émotionnel du citadin en même temps qu’il lui procure un supplément de confort. L’art est l’une des nécessités de la ville et l’œuvre d’art, c’est prouvé, peut être un vecteur de reconquête des périphéries et des quartiers délaissés. Dans l’espace public, l’art prend tous les risques et l’artiste avec lui. Mais le temps est pour lui un atout. Il lui permet d’apprivoiser les plus retors. Même déstructurée l’œuvre d’art parvient à s’inviter dans l’intime pour s’y rendre indispensable. Il y a toujours quelque part une Tour aux figures devenue vigie qui montre le chemin.
Ecole Militaire. Le Mur de la Paix a enfin été démonté. Se trouve libéré un plus vaste espace d’expressions artistiques et d’expositions temporaires. Debout, assise, allongée, figée ou lascive, la statuaire éphémère, ce matin-là, donnait du relief au plateau Joffre. De quoi distraire le Maréchal qui commençait à s’ennuyer ferme sur son cheval, las de ruminer ses mensonges et ses impostures. Un peu plus à l’est, un vaste rectangle planté d’essences rares a été aménagé pour permettre une création tournante d’expériences sonores et olfactives. Une grande première en milieu urbain.
Il a pour un temps délaissé les cathédrales et vient de traverser le Pont d’Iéna. Il a pris tout droit sous la Tour Eiffel en se disant qu’il était peut-être un des tout derniers passants à cheminer aussi librement sous la belle, bientôt contrainte dans une enceinte translucide. Avenue Anatole France les feuilles craquent sous ses pas, l’automne est la saison qui va le mieux au Champ de Mars. Jean-Michel Othoniel parvient au kiosque à musique. Le sculpteur a été sollicité par le responsable culturel de la mairie en chef pour donner un peu de vie et d’éclat à cet édifice triste et plat. A vrai dire, le choix de l’artiste s’est très vite imposé. Chacun se souvenant de quelle manière il a su donner aux abords du Conseil d’Etat des airs de carnaval permanent avec quelques guirlandes de perles de verre et deux anneaux de métal argenté.
Le challenge paraît là plus risqué. Les riverains redoutent une de ces audaces artistiques dont on met plus de vingt ans à se relever. Par principe, la mairie d’arrondissement s’est déclarée contre et l’a bien fait savoir. Les questions s’annoncent nombreuses qui n’auront, bien sûr, aucune réponse. Alors, l’artiste cherche une chaise, la trouve, s’assoit, sort son cahier, se vide l’esprit et commence à travailler.
Voir sans être vu. L’immeuble fait l’angle de la rue de Belgrade et de l’allée Adrienne Lecouvreur. Troisième étage. Le poste est idéal pour suivre le plus discrètement possible les allées et venues nocturnes autour du Monument des Droits de l’homme. Sans doute le monument le plus discret et le plus mystérieux de Paris.

C’est une sorte de totem ésotérique aux faces dissemblables et dont les moindres détails ne semblent s’adresser qu’aux initiés. Son architecture est à ce point décalée qu’elle l’exonère de tout jugement esthétique. Il invite à une lecture savante et secrète ceux-là seulement qui détiennent les clés d’une symbolique faite de signes, de formes géométriques, de noms de villes, de représentations animales et de pyramides inversées. Et qui ne s’émeuvent guère de l’absence de serrure à la porte en bronze de l’édifice qu’encadrent deux colonnes austères.
Dès la tombée de la nuit, ils sont quelques uns à venir lui rendre de bien curieux hommages. Ils se succèdent ou se croisent sans se parler, font plusieurs fois le tour du monument en s’arrêtant aux mêmes endroits. Parfois, un visiteur dépose un petit objet ou un papier dans l’interstice d’une frise ou dans les plis de la toge de l’une des trois statues anonymes qui gardent l’édifice. Un présent ou un message vite récupéré par un autre dévot. Le manège dure ainsi toute la nuit. Mais au petit matin, frères et grands prêtres ont disparu, livrant le monument aux pratiques païennes et aux âmes innocentes.
Sur son registre propre, l’artiste révèle des aspects jusque-là invisibles de la ville. Et offre de saisir l’impalpable. Chaque œuvre raconte une histoire bien ancrée dans le réel, qu’elle sublime. Le récit qu’elle en fait modifie ou crée l’ambiance des espaces urbains qu’elle investit allant parfois jusqu’à leur octroyer de la magie voire même du génie. A Babylone, l’artiste et l’architecte ne faisaient qu’un. Une manière, en circuit court, d’éviter la confrontation des talents. Mais à présent le dialogue est fécond et les collaborations fructueuses. Le climat est serein, donc. Presque trop pour les artistes. Le moment est sans doute venu d’oser de nouvelles impertinences.
turcan@valauval.fr
Images: Jean-Michel Othoniel "Le Kiosque des noctambules", métro Palais Royal, Paris (2000) / Monument des droits de l'homme, Champ de Mars, Paris (1989).
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