De Lisbonne à Luanda
- didier turcan
- 18 avr. 2013
- 3 min de lecture

Regarde la carte. C’est presque la même côte qui s’enfle et s’arrondit. Aujourd’hui, le chemin conquérant se fait du sud au nord. C’est depuis l’ancienne capitale vassale que l’on gagne celle de l’ex- empire lusitanien. En route, c’est pas moins de vingt pays riverains du moyen Atlantique, figés au garde- à- vous, que passe en revue l’indifférent marin.
Isabel est une femme pressée. Pas le temps de faire du cabotage. Membre éminente de la nomenklatura angolaise, ses investissements dans la métropole ne se comptent plus. Dans la banque, dans les medias, dans l’énergie … . Tout y passe. Et Lisbonne célèbre sa nouvelle princesse. Un peu l’hommage de Magellan à Karl Marx.
L’Angola est à présent un des principaux bailleurs de fonds d’un Portugal blessé et affaibli. A l’origine la crise, violente, d’un côté et le pétrole, les diamants et … les affaires, de l’autre. Les riches angolais font s’envoler les prix du mètre carré des quartiers du Chiado, de Cascais ou d’Estoril. Ils y agitent leur carte VIP « Prestige Luanda » et s’y achètent une respectabilité. En payant cher et cash des produits top et premium.
Quand elle est à Lisbonne, Isabel ne séjourne jamais qu’au Ritz. Elle y a ses habitudes. Le personnel de l’hôtel préserve son intimité et sa table, au restaurant, est isolée. Durant trois jours, elle enchaine des rendez-vous méticuleusement programmés et la suite qu’elle occupe se transforme en hall studieux où se croisent aventuriers de la finance, désabusés de la politique, barons en place, intermédiaires apatrides, concepteurs de montages off-shore, réconciliateurs patentés de nations hostiles, d’authentiques investisseurs et enfin quelques amis proches. Ceux-là seuls arrachent un sourire à Isabel, en début de soirée.
On prétend que certains décideurs lisboètes se sentent aujourd’hui plus africains qu’européens . Comme ce banquier qui ne craint pas d’affirmer : « Bruxelles nous étrangle quand Luanda renfloue nos caisses ». En retour, la capitale angolaise devient une destination privilégiée pour les portugais en quête d’exil économique. Par dizaines de milliers, les jeunes diplômés lorgnent sur un pays qui profite d’une croissance à deux chiffres et conçoivent tout à fait de s’y installer au moins le temps d’un début de carrière. Et de marquer leur présence dans les rues et les quartiers de Luanda en contestant l’influence déjà grande des brésiliens et des chinois. La ville avoue dix fois plus d’habitants qu’elle peut en contenir. Une rage immobilière l’a saisie dont ne peuvent en réalité profiter que les vagues successives d’immigrés. Le prix des terrains flambe, les loyers aussi, dans cette nouvelle métropole surnommée la « Monaco de l’Afrique », une des plus chères au monde.
Isabel n’aime pas Luanda. Née sur les bords de la Caspienne, au pied du Caucase, elle n’y a même pas ses racines. Elle n’est pas d’humeur océane. Mais elle s’est très tôt intéressée au projet de cet homme d’affaires franco-bresilo-croate ambitionnant de construire et d’exploiter un resort de luxe sur le littoral de la province de Bengo, à quelques kilomètres de la capitale. Le complexe vit le jour deux ans seulement après le démarrage des travaux d’aménagement de cette plage de Baia do Ambriz. Œuvre de l’architecte portugais Alvaro Heitor Moura, natif de Benfica, l’hôtel devait être un ovni ultra - contemporain. Le résultat dépassa les espérances de ses commanditaires. Le bâtiment était une sorte de château déstructuré, tout en torsions et en empilements coniques, agrégeant des éléments béton-métal indépendants et de couleur cuivre argent. Il était le plus audacieux représentant de cette architecture du chaos osée avec succès en d’autres régions du monde dans le domaine plus spécifique de la création muséale.
Le soir de l’inauguration, orchestrée par l’agence Angola Events, Isabel avait réuni toute la gentry de Lisbonne et de Luanda, quelques artistes en vue et autres personnalités du show-biz international pour faire bonne mesure. Le lieu serait un carrefour de cultures afro-européennes en même temps que le centre de conventions le plus moderne du continent. Une partie de l’hôtel serait strictement réservée à la résidence de villégiature avec plage privée et personnel dédié. Les réjouissances se prolongèrent jusqu’au petit matin au pied des escaliers de marbre, sur l’impressionnante terrasse parfaitement invisible de l’extérieur et autour des nombreuses piscines juchées au sommet des cubes enchâssés dans l’édifice.
A trois cents mètres de là, insensible aux clameurs que répercutait l’océan, en lançant son filet depuis son pesqueiro, Saliou venait pour la troisième fois de répéter le geste que faisaient avant lui son père et le père de son père. Artisan pêcheur de mérous blancs et de lutjans depuis son enfance, il avait passé bien plus de temps de sa courte vie sur mer que sur terre. Dans la pénombre, il scrutait, sceptique, la surface de cette eau trop tranquille. Il le savait déjà, la prise ne serait pas bonne aujourd’hui.
turcan@covos.fr
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