La bataille du gaz
- didier turcan
- 12 nov. 2013
- 3 min de lecture

Elle se mène sur un double front.
L’amphithéâtre était bondé. Seul, debout derrière un pupitre blanc, les bras écartés, il plissa un court instant les yeux comme pour distinguer quelque chose ou quelqu’un dans le public, toussota discrètement et commença son exposé.
C’était la troisième fois depuis le début du mois qu’il traitait du sujet, la quinzième depuis le début de l’année. Chercheur associé à l’Institut Thomas More, il était régulièrement invité aux conférences de l’Agence Internationale de l’Energie qui se tenaient un peu partout dans le monde. Aujourd’hui, Anapa était la ville hôte des Rencontres Europe Asie de l’Energie où il était arrivé la veille, en provenance de Genève.
Malgré des enjeux considérables et l’implication d’un nombre croissant d’Etats, la guerre des tuyaux – entendre gazoducs – se mène encore dans un climat feutré, pour connaisseurs. Sous des noms de code variés – Nabucco, South Stream, North Stream, Blue Stream, transadriatic- elle suscite des alliances à géométrie variable qui se font, se défont ou se croisent au gré des marchandages en marge des grandes conférences. Pour tenter de capter le gaz d’Azerbaïdjan et de la Caspienne, l’Europe agit, une fois de plus, en ordre dispersé, en participant à plusieurs projets et en floutant ses convictions.
De son côté, pour l’acheminement de son gaz vers l’ouest du continent, la Russie veut échapper au chantage permanent de l’Ukraine qui ne rate jamais l’occasion de manifester sa volonté d’émancipation. Alors, Vladimir creuse, recreuse et creuse encore sous la Mer Noire puis sous la Baltique malgré les protestations des écolos suédois et finlandais.
Certains, parmi ces projets, visent directement l’alimentation en gaz de pays se trouvant hors du cadre continental européen mais particulièrement sensibles. Ainsi de Blue Stream II, appelé à satisfaire les besoins d’Israël.
La guerre des tuyaux vient rappeler qu’un gisement de gaz, aussi riche et vaste soit-il ne vaut que par les moyens mis en œuvre pour livrer sa production à ses clients. Et dans cet enchevêtrement de projets de pipe-lines, créé au niveau des Balkans, un pays semble se présenter comme un partenaire incontournable : la Turquie. Par son positionnement et l’étendue de son territoire, la Turquie est en mesure de devenir un véritable hub stratégique énergétique aux confins des intérêts russes et européens. En réalisant peut-être, et c’est la thèse de l’orateur, comme une sorte de synthèse de ces mêmes intérêts.
Un autre front s’est ouvert avec la révélation, le mot n’est pas trop fort, de l’existence des gaz de schiste. Il n’est plus question, cette fois-ci, d’acheminement qui crée ou ravage les alliances mais bien d’exploitation qui bouleverse les consciences. C’est la préservation de la biodiversité, mise en avant, qui s’oppose à l’indépendance énergétique. Ce peut être la loi qui vient prohiber un mode d’extraction des gaz non-conventionnels, alourdissant un peu plus encore le code minier, mais c’est un courant d’opinion très minoritaire qui interdit jusqu'au débat et rejette par avance tout progrès de la recherche. Galilée, le retour, quatre siècles plus tard.
Il n’y aurait qu’un pas de l’exploration à l’exploitation. Aussi est-il hors de question de mettre un seul doigt dans cet engrenage. « No gazaran » comme on dit dans ce département de la région Midi-Pyrénées où l’on s’est montré très impressionnés par cette prouesse technique et cinématographique qui a permis de mettre le feu à l’eau coulant d’un robinet.
Le principe de précaution fait renaître pour l’occasion une vague obscurantiste irresponsable et coupable au regard des défis énergétiques auxquels de nombreux pays, simplement consommateurs, sont confrontés. Et l’orateur d’en appeler à la tenue urgente d’une conférence paneuropéenne indépendante ayant pour objet de faire un point scientifique objectif et sérieux sur la réflexion et les perspectives proposées par l’exploitation des gaz de schiste.
C’est au moment de conclure qu’il l’aperçut. Elle était au troisième rang, à l’extrême-gauche de l’hémicycle. Impassible, comme à son habitude. Elle assistait, fidèle, à toutes ses conférences où qu’elles se tiennent. Mais elle ne lui posait jamais aucune question, ne demandant même jamais la parole. Simplement, dès le lendemain, elle publiait un brûlot dans ce quotidien de langue française bien connu où elle l’accusait d’être soit un agent turc, soit un trublion à la solde d’Israël, soit encore un fossoyeur de l’écosystème.
Il s’était attaché à cette étrange groupie et comptait sans doute parmi ses lecteurs les plus assidus. Il acceptait l’hostilité qu’elle lui vouait sans vraiment la comprendre. Mieux, il lui répondait, indirectement, lors de ses interventions et un dialogue s’était ainsi noué entre eux, complice.
Le bar du Park Hôtel à Anapa n’invite pas vraiment au dernier verre d’une journée, en conscience, bien remplie. Au bas des marches, la plage. Pour y faire quelques pas avant d’aller dormir. Demain, le vol de Berlin se fera via Moscou.
turcan@covos.fr
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