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Le bal des bébés chics

  • didier turcan
  • 20 janv. 2014
  • 3 min de lecture

En commun, ils ont la seule particularité d’être nés dans une maternité célèbre fichée au cœur de ce prestigieux arrondissement de l’ouest parisien. Ce qui les distingue des autres bébés ? Rien. Sauf d’avoir poussé leurs premiers cris, et pris leur premier bain, livrés aux mains fébriles de papas maladroits, à deux pas du Palais de Chaillot. Le plus souvent, ils s’en éloignent bien vite pour gagner le berceau familial qui les attend quelque part sur la rive droite ou sur la rive gauche.

Mais qui sont donc ces bébés chics dont on parle tant et dont la réputation est si vite établie ? Ils s’apprêtent à partager leur enfance entre le parc Monceau, le Champs de Mars et Montsouris. Ils vont constituer, c’est sûr, le gros des troupes des écoles privées. Ados, on les retrouve du côté du Jardin du Luxembourg ou de l’Observatoire. Jeunes adultes, ils investissent des quartiers qui somnolent pour leur donner une seconde chance. Ce qu’ils deviennent, en réalité, n’intéresse plus grand monde. Ils grandissent anonymes mais ils continuent de vivre comme ils sont nés, dans la fureur de la capitale.

Et puis, ils décident un jour de faire parler d’eux en toute conscience. Comme pour faire se souvenir de leur existence les pourfendeurs de discrimination négative. Alors, ils se recherchent, et se trouvent, ils se répertorient, puis ils se contactent. Pour eux, c’est un jeu d’enfants. Très vite, ils constituent une communauté de réseau. Comme ils disent. Et dans la foulée, ils conviennent d’organiser une soirée, leur soirée, à la santé du bon vieux temps. Une soirée privée, bien entendu. Ils choisissent un lieu plus branché que moi tu meurs sur les bords de la Seine et pan en plein dans la ville. Un lieu où il faut montrer patte blanche. Un lieu réputé pour être très… chic. Pouvaient-ils avec raison et pour ce moment d’existence révélée, retenir un endroit banal ou déclassé et s’exposer ainsi au reproche de lèse-renommée ? Etre stigmatisé dès les premiers pleurs de sa vie peut donner le goût du défi et de la provocation qui toujours préserve des jugements sans nuances.

Soirée donc dans Lutèce en folie. Une ambiance chaude et conviviale. Aux platines, Lady Lo, cru 1985, une excellente année aux dires mêmes de l’intéressée. Ils ont tous les âges, entre 18 et 40 ans. Les plus vieux n’ont pas osé. Pas l’envie qui manquait pourtant. Chacun y est allé de sa participation, en espèces ou en nature. Plusieurs marques de boissons ont été sollicitées. Le traiteur s’est montré raisonnable.

Au bar, presque sagement alignés quelques shots de vodka-biberons. Une évocation facile. En quelques années, les goûts ont évolué. L’époque a fabriqué une génération de bébés hic, grande amatrice de cocktails pas franchement moroses. Pas tous les jours, certes, qu’on commémore une vingtaine de portées.

Mais déjà les premières lueurs de l’aube. Hier encore on ne se connaissait pas et ce matin on partage des souvenirs intimes. Rappelle-moi, c’était quoi le nom de ton périduraliste ? Il faut que je demande à ma mère, si ça se trouve, on a eu le même… . Pour finir, on promet de ne pas se perdre de vue et même de recommencer, de projeter une autre cousinade mais sur un bateau cette fois. On baptisera l’événement la « BBC Cruise ». Dès le mois prochain, les premiers flyers seront envoyés. On saura bien trouver des sponsors et de nouveaux partenaires puisqu’il parait que tout nous est acquis.

Ces bébés-là, chics, ils n’étaient peut-être pas au départ mais chics ils sont devenus. Au point de vous considérer avec attendrissement quand vous leur faites encore le compte de ce qu’ils ont coûté en naissant, eux qui n’avaient rien demandé. Ou qui n’avaient pas encore eu le temps. Certes, vous pouvez toujours continuer de vous interroger sur leurs origines et leurs manières de tétines dorées. Oui, vous pouvez. Mais comme on dit par chez eux, dans cette contrée coincée entre l’avenue Paul Doumer et la rue de la Pompe, interrogez-vous, interrogez-les, la muette seule vous répondra. Dites, et s’ils partageaient tous un bien mystérieux secret ? Et s’ils étaient tous gardiens d’un pacte qu’ils se sont engagés à ne jamais révéler ? Dites, allez savoir.

Place du Trocadéro, le premier pigeon vient de se poser sur le crâne nu du Maréchal Foch. Comme à son habitude, il semble l’ignorer et continue inlassablement de toiser l’horizon. La circulation tournoyante a repris, Carette et le café Kléber disposent leur terrasse, le Parvis des droits de l’homme se fait beau pour de nouvelles utopies, bref le quartier s’anime et les bébés chics vous saluent bien.

turcan@covos.fr

 
 
 

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