Les mérous de Porquerolles
- didier turcan
- 3 sept. 2014
- 3 min de lecture

Antoine, neuf ans à peine, jouait sur les rochers à l’endroit précis où son père lui avait toujours formellement interdit d’aller. Là où les vagues giflent violemment les flancs du Cap Bénat. Il était arrivé depuis dix minutes à peine quand il perçut ce très léger clapotis à la surface d’une flaque de mer isolée. S’approchant avec précaution, il observa au bout de quelques instants un, puis deux, puis trois poissons parfaitement semblables et de très petite taille qui s’ébattaient là, tranquilles. L’enfant du littoral qu’il était repéra vite l’aspect caractéristique de ces espèces très familières qui vivent au large de la côte continentale.
Dépêché sur les lieux le jour même, l’agent du Parc national de Port-Cros rendit très rapidement son verdict. Sentencieux, il déclara :
. Aucun doute. Il s’agit là de trois authentiques epinephelus marginatus.
Fixant Antoine, il décrypta en souriant :
. Trois bébés mérous. Des mérous bruns. Ils ont entre deux et quatre mois, tout au plus. Mes félicitations, jeune homme.
La découverte d’Antoine eût l’honneur de la troisième page de Var Matin. Les spécialistes et scientifiques locaux étaient perplexes. Il était depuis longtemps établi que les mérous bruns ne pouvaient se reproduire, dans cette partie du monde, qu’au sud de la longitude Barcelone-Rome. Une certitude de plus qui volait en éclats. La science avançait.
Bon. Le scoop ne perturbait réellement qu’un très petit nombre d’initiés. Et Antoine, lui, se posait de bien plus prosaïques questions : comment cette portée était-elle arrivée là ? Comment avait-elle survécu avec si peu de profondeur ? Plus angoissant, où étaient à présents les parents ? Et puis, surtout, qu’allait-elle devenir ?
Il était trois fois un banc de mérous dont le mâle dominant était aussi doux qu’imposant. Contrairement à son apparence, il était né femelle et avait changé de sexe vers l’âge de quinze ans. Très jeune, il n’avait jamais apprécié la solitude. Avec quelques amis, il avait assez tôt déserté le site de La Galinière, trop fréquenté selon lui, pour adopter les eaux de Porquerolles dont les fonds rocheux étaient beaucoup moins accidentés. Depuis lors, il avait, lui et sa troupe, élu domicile dans cette baie qui va de la Presqu’île du Langoustier au Cap d’Arme.
Il était de la race des fidèles et comptait parmi les adeptes d’un style de vie plutôt pépère. Connu et reconnu des plongeurs, bon prince, il les laissait s’approcher en famille pour leur permettre de vivre, sans doute, l’aventure de leur vie. Il ne craignait rien de ces pantins maladroits et patauds dont le comportement n’avait rien d’hostile. Jamais. Il détestait simplement ce curieux entêtement qu’ils mettaient à vouloir le toucher.
Une seule fois, une seule, il avait voyagé vers cette côte lointaine pleine de lumières et de bruits, beaucoup plus au nord, en compagnie de cette jolie femelle dont il était tombé éperdument amoureux. Au bout de leur périple, ils avaient vite repéré cette petite crique qui paraissait déserte et là, à l’abri de tout, ils avaient dansé, dansé et dansé encore, plusieurs jours et plusieurs nuits. Puis un matin sa compagne n’était plus là. Il la chercha longtemps, en vain. Il longea la côte jusqu’à cette tour cassée qui semblait fondre dans la chaleur de l’été. En désespoir de cause, il reprit sa route pour regagner d’instinct la Calanque du Maure.
Mais la course du mérou brun se perdit à hauteur du Ribaudon. Bercés sans doute par la seule évocation des eaux de cette Méditerranée toute proche, Pénélope, Eléonore et Simon venaient, ensemble, de s’endormir.
turcan@covos.fr




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