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La Venise Cardin

  • didier turcan
  • 12 avr. 2016
  • 4 min de lecture

Il y est né. Qu’on le veuille ou non, cela lui confère une certaine légitimité pour parler d’elle.

Lui, c’est Pierre Cardin. Elle, c’est Venise. Il voulait lui faire un cadeau de prince, elle l’a renvoyé habiller Casanova pour le prochain festival du château de Lacoste.

« The ceremony was chaired on the beach by the mayor. Everybody was barefoot. It was great » – En arrivant à la Punta della Dogana, c’est tout ce que j’ai saisi d’une conversation qui démarrait par le récit, selon toute vraisemblance, d’un mariage aux Etats-Unis et qui semblait captiver ce petit groupe d’invités. J’étais venu à ce vernissage afin d’y voir un ami étrusque qui n’avait pu lui-même se défiler et qui m’y avait fait convié à la dernière minute. Je le trouvai sans peine, en grande conférence avec Alvise qu’il s’empressa de me présenter comme le président de la section locale d’Italia Nostra, une association de défense du patrimoine. Compression de phalanges. Banalités. Très heureux. Pas plus que moi.

L’échange tourna court, on réclamait le silence. Chacun se raidit le temps du toast porté par cette très élégante femme, de toute évidence l’hôtesse du jour, pour remercier les convives de leur présence et surtout fêter l’annonce récente par Pierre Cardin de l’abandon de son projet de Palais Lumière à Porto Marghera. Ce rappel galvanisa l’assistance qui manifesta de la voix son enthousiasme à défaut de pouvoir applaudir sauf à renoncer à la coupe de champagne raptée au bar.

Le Palais Lumière. Un ensemble de trois tours de 255 mètres de haut soudées par une demi-douzaine de disques empilés à 35 mètres d’intervalle. Une ville verticale bâtie sur un parc de quarante hectares de friches industrielles et destinée à abriter des logements, des hôtels, des restaurants, des pôles de recherche et des installations sportives. Un budget colossal qui semblait déjà bouclé. Une promesse de plus de cinq mille emplois dans une ville qui n’en créait plus depuis bien longtemps et des retombées commerciales appréciables.

Je m’enquis auprès d’un voisin particulièrement agité.

- C’est une réunion de militants ? Il me toisa, hostile : - Vous êtes français ? J’avouai que oui. Il enchaîna : - Vous n’êtes pas obligé de nous envoyer toutes vos vieilles fortunes qui se comportent ici comme en terrain conquis. Je lui fis remarquer qu’il se trouvait dans le musée de l’une d'entre elles, il ne releva pas. - Vous aimez Venise, n’est-ce pas ? me provoqua-t-il. - Oui, bien sûr, comme tout le monde. Mais il faut lui souhaiter, pour son plus grand bien et notre plus grand plaisir, qu’elles se mette enfin à gagner tout l’argent qu’elle dépense. Elle ne pourra plus vivre très longtemps des subventions de l’Unesco. Du moins, je crois, adoucissais-je le propos.

Ma compagnie ne l’intéressa plus, il me quitta bien vite pour rejoindre un autre convive qui lui lança, triomphant : - Dieu merci, le lobby gay est moins puissant en Italie qu’en France ! Et de partir tous deux d’un grand éclat de rire à la folie. Le débat changeait de registre et prenait de la hauteur.

On pouvait certes contester le parti-pris architectural de Rodrigo, neveu du couturier et maître d’œuvre du projet. Ces « trois fleurs dans leur vase » offertes à la ville étaient-elles sans doute un peu trop généreuses. Mais rien n’était figé, un dialogue plus apaisé aurait pu sans doute gommer les extravagances de la proposition. Et puis le port industriel était éloigné du cœur touristique de la ville.

Je rejoignis mon ami, en conversation cette fois avec Sergio, près du buffet, qui attaquait un énorme tiramisu. Entre deux bouchées, il parvint à me faire saisir qu’il était professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’Université de Padoue. Je lui demandai son avis.

- Moi, je l’aimais bien ce projet. Osé mais cohérent. Souvenez-vous de Beaubourg, imaginé par un architecte de chez nous. Ou encore de la Pyramide de Pei dans l’enceinte du Louvre. C’était autrement plus audacieux. Nous sommes des ingrats. Vous nous avez envoyé Pinault, on vous renvoie Cardin. Vous savez, Giorgio, le maire de la ville, avait donné son feu vert, ce sont les autorités de Rome qui ont tout bloqué. - Et pour faire rester les jeunes à Venise, ils proposent quoi les Doges de la capitale ? - Ce n’est pas leur problème. Pour eux, Venise est une carte postale. Ils n’y viennent jamais. En réalité, le problème a été mal posé. A tous ceux que vous avez pu rencontrer ce soir, les chasseurs d’hérétiques, il aurait fallu dire : c’est Cardin à Porto Marghera ou le Costa Luminosa jusqu’au Rialto deux fois par jour, vous choisissez !

L’épisode date de trois ans déjà. Le Palais Lumière verra peut-être le jour en Chine ou au Brésil, qui ont marqué leur intérêt. Et Venise, pour quelques temps encore, demeure sous scellés. Les mêmes gardiens jaloux de sa vertu dérouleront pourtant le tapis, un beau matin, à un architecte starifié, bien en cour et peu soucieux de se demander si Venise pourrait n’être, après tout, que le rêve fou d’un peintre.

Luca demeure sur la Via Malcontenta, bien loin du Grand Canal. Il est terrassier de son état quand il peut travailler. Il n’a plus traversé la lagune depuis plus de dix ans. Voilà. turcan@covos.fr Image:

Big Boy With Frog, 2009, Charles Ray

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