top of page

La ville blessée

  • didier turcan
  • 29 juin 2016
  • 4 min de lecture

Sonnée par la crise financière et la désindustrialisation, Detroit, ville phare du Michigan, a sérieusement songé, un temps, à se lancer dans le cinéma.

Le projet était revendiqué sans complexe : il serait fait de Detroit la besogneuse une concurrente directe d’Hollywood. Un patrimoine architectural particulièrement riche, une grande variété de paysages, des maisons tout droit sorties d’un décor de train-fantôme ou d’une illustration de Brian Froud, autant de promesses de plans réussis.

Et pour faire venir l’industrie du cinéma sur les bords du Lac Sainte-Claire, Detroit s’est essayée au dumping fiscal en octroyant force crédits d’impôt aux producteurs se laissant séduire par la ville des « big three ». Mais après quelques années d’un indéniable succès, le programme a fait l’objet d’une sévère remise en cause. Les producteurs s’enrichissaient, les acteurs connus arpentaient Woodward Avenue depuis les studios de Pontiac, la ville, elle, continuait de s’appauvrir.

L’administration fédérale s’est donc chargée de ramener Detroit à la réalité. Et le plan d’exemption fiscale de l’Etat du Michigan en faveur du secteur automobile a incité les constructeurs à réinvestir massivement dans l’outil industriel local. Aujourd’hui, Detroit est peut-être en sortie de coma mais la convalescence sera longue. Avec ses structures sociales brisées, la ville peine toujours à assurer les services de base et continue de se vider d’une partie de ses habitants.

C’est en seulement quelques lignes sombres comme celles-ci que les chroniques façonnent l’image la plus fréquemment reproduite de Detroit, celle d’une ville blessée. Et pourtant, cette ville bouge. Et pourtant, Detroit brûle bien plus que des seuls incendies volontaires allumés très régulièrement dans l’un ou l’autre de ses quartiers sensibles.

Bianca travaille au Detroit RiverFront Conservancy, l’organisme en charge de l’aménagement, de la rénovation et de l’exploitation des berges de la Detroit River sur une emprise de cinq miles qui va de l’Ambassador Bridge, à l’ouest, au MacArthur Bridge, à l’est, près de Belle-Isle. Là, tout est calme et sérénité. En face de Windsor, la ville canadienne voisine, s’étend aujourd’hui un vaste espace de détente, de sport et de loisirs qui se mue, à l’occasion, en lieu de festivals et d’événements au pied du Renaissance Center, l’emblème de la ville. C’est un autre visage de Detroit que les medias ne montrent pas. Bianca est née et a grandi à Brightmoor, elle sait le chemin parcouru et regrette ce parti-pris qui occulte l’essentiel des efforts accomplis pour redonner à sa ville un peu de son prestige perdu.

Station Joe Louis Arena, la voie fait un large coude. A bien y réfléchir, se dit Aaron, jeune ingénieur originaire de Des Moines, dans l’Iowa, on se demande pourquoi les grandes villes ne sont pas toutes équipées d’un « people mover ». Ce métro monorail circulaire enserre tout le centre-ville. A hauteur ou en surplomb de la plupart des immeubles, il offre une vue imprenable sur les quartiers traversés et n’occasionne qu’une gêne relative aux habitants. Les études menées par Aaron et son équipe sur la diminution de sa nuisance sonore et sur les perspectives d’allègement de sa structure au sol achèveront bientôt, sans doute, d’en faire une réalisation exportable dans d’autres agglomérations de la région.

Matt, lui, vient de Californie. Il est le plus ancien immigrant de sa rue. Il en est fier. Matt est aujourd’hui le porte-parole officieux du « Grown in Detroit », slogan qui désigne un déploiement sans précédent de jardins cultivés dans le centre-ville. C’est aujourd’hui près de deux mille jardins intra-muros qui proposent un mode de vie alternatif. Avec pour ambition proclamée la constitution d’ une gigantesque ferme urbaine. Le phénomène s’inscrit dans le mouvement « Doer », qui lui-même entend incarner la volonté des habitants de prendre en mains leur destin sans s’en remettre à d’improbables politiques publiques. Peu à peu se constitue ainsi le socle d’une économie collaborative qui favorise l’entraide, l’échange et la participation de tous à des tâches d’intérêt commun. A tous les surnoms donnés à la ville de Detroit s’ajoute à présent celui de « Do it Yourself City ». Le projet ne revendique aucun parti-pris politique et ne s’abrite derrière aucune idéologie. Par son ampleur et sa signification, il mérite qu’on en parle. Il est la marque d’une ville vivante.

Dan et ses amis font la ville de Detroit. Cette affirmation est sans doute excessive mais ils sont pourtant bien quelques uns, parmi les plus riches des Etats-Unis, à s’intéresser au redécollage de Detroit et à vouloir y contribuer. Ils forment un solide cartel de mercenaires nantis à être absolument convaincus que Detroit ne peut que rebondir. Aussi s’acharnent-ils à convaincre les entreprises, conventionnelles et start-up, à venir s’installer dans la métropole des grands lacs en montrant eux-mêmes l’exemple. Dan, Roger, Fernando et les autres consacrent des sommes considérables à faire émerger des projets locaux et à libérer toutes les énergies entrepreneuriales assoupies. Dans leur sillage évoluent des artistes que l’univers éventré et déstructuré d’une partie de la ville parait d’évidence inspirer. Eux ont choisi d’ investir les quartiers les plus défavorisés avec la ferme intention de leur redonner des couleurs au son d’une musique soul. La cohabitation avec les autochtones est sous tension permanente.

La campagne de marketing menée pour la transformation urbaine de la ville sous le slogan « Made in Detroit » est affichée sur toutes les grandes façades. Par les moyens mis en œuvre, elle s’est donnée de quoi interpeller les bâtisseurs du monde entier. La tâche est conséquente. Detroit est sans doute le chantier de rénovation urbaine le plus important de tout l’est du pays. Un essaim d’architectes et d’urbanistes s’est formé et progresse vers elle. Les uns sont en quête de consécration, les autres s’en remettent à la providence pour sortir de l’anonymat. Detroit n’échappera ni aux chefs d’œuvres ni aux expérimentations malheureuses avec lesquelles il faudra vivre trente ans. La rançon d’une gloire nouvelle. Pas sûr que le cinéma y trouve son compte.

Nous sommes en 1933. Edsel, le fils unique d’Henry Ford, contacte Diego Rivera, artiste mexicain alors bien connu pour ses peintures murales. La commande sera passée d’une fresque monumentale devant représenter les différentes étapes de production d’une automobile dans les usines Ford. Après de nombreuses visites dans les ateliers et sur les chaînes de montage l’artiste, qui découvre l’univers industriel, choisit le métal comme couleur dominante de son travail. La fresque tout entière vacille du vertige de l’artiste, subjugué par la puissance naissante de la machine. Effroyable et froide, cette œuvre admirable se découvre au Detroit Institute of Arts Museum. Un autre joyau de la ville.

turcan@valauval.fr

Image: © DTE Energy, simulation du possible futur Mini Campus Martius à Détroit

Commentaires


© 2016 by valauval

bottom of page